Travailler Avec Les Émotions: La Colère Comme Offrande
Par Aftoprokroústês
- 9 minutes de lecture - 1880 motsLa colère est une émotion forte, souvent vécue négativement, et dont l’expression maladroite peut avoir des effets durables et négatifs sur nos relations sociales. Beaucoup a été écrit sur le travail avec cette émotion. J’aimerais ici détailler une manière de travailler avec cette émotion en méditation qui m’est venue naturellement dernièrement, et qui me semble avoir la capacité de changer notre regard sur elle, et en ceci transformer notre mode d’expression.
Le Problème Avec La Colère
En soi, la colère n’est ni négative, ni positive: il s’agit juste d’une émotion, qui apparait et disparaît au gré des circonstances. Il y a cependant plusieurs aspects de la colère qui peuvent être très problématiques: La colère, plus que toute autre émotion, a tendance à nous lancer dans un état de prolifération mentale, de Papañca. Les pensées tournent et tournent, on repense aux circonstances qui nous ont énervé, on accuse mentalement telle personne ou telle organisation de nos maux, on rumine, on planifie une vengeance, on se délecte d’imaginer l’autre dans des situations douloureuses… Cet état, en plus d’être générateur de souffrances dans l’instant, a pour effet de filtrer nos perceptions, de nous empêcher de prendre du recul face à la situation.
En conséquence, les décisions prises sous l’effet de la colère sont souvent peu réfléchies. Qui n’a jamais dit ou fait quelque chose sous l’effet de la colère, pour le regretter peu de temps après?
Dans notre culture, il est mal vu d’exprimer sa colère. “Détends-toi!”, “Pète un coup, t’es tout rouge!”, les réactions à une expression de colère sont fréquemment de dénigrer l’émotion, de supposer que son expression n’est pas valable, pas acceptable. Le mode d’expression le plus adéquat serait d’”avaler sa colère”…
Plus grave encore, l’émotion elle-même est vue comme impure, néfaste. Ne s’agit-il pas d’un des sept péchés capitaux du christianisme? Le simple fait de ressentir de la colère, même sans l’exprimer, peut être vécu comme un échec, un pas de plus sur la route qui nous amène à la damnation éternelle — ou du moins une preuve de plus que l’on est une “mauvaise personne”. Cela a pour conséquence le refoulement de cette émotion: on l’ignore, on se convainc de ne pas l’avoir, ou d’être capable de “passer outre”.
Ces deux derniers points sont fondamentaux: la colère est une réaction normale à des situations vécues comme injustes, et peut être un moteur pour l’action: Martin Luther King, Nelson Mandela, Gandhi… N’est-ce pas la colère, le refus absolu d’accepter l’injustice, qui a conduit ces hommes à agir, à persévérer? Lorsque, au contraire, nous apprenons à ne pas exprimer la colère, à “l’avaler”, la pression monte, les émotions non exprimées s’accumulent, jusqu’à être “à fleur de peau”, prêtes à l’explosion à la moindre contrariété.
C’est pour cela que l’apprentissage de la colère passe par l’acceptation de cette émotion comme étant légitime, nécessaire même. Sans un degré d’acceptation de la beauté de cette émotion, son expression ne peut être que laide, honteuse. Ce n’est qu’en acceptant sa beauté que nous serons capables de la transmuter, de transformer sa force de destruction en moteur d’action, de l’utiliser pour le bien de tous plutôt que pour la vengeance personnelle.
Méditation: La Colère Comme Offrande
Ce qui suit est le récit, à la première personne, d’une manière de travailler avec la colère qui m’est venue naturellement, et que j’ai trouvé utile. Cette manière de travailler fonctionne mieux, pour moi, que d’aller dans les bois pour crier ou de taper un punchingball, comme plusieurs thérapeutes m’ont proposé. Il se peut que ce ne soit pas le cas pour vous: expérimentez! L’important ici est de garder en tête l’intention: nous cherchons à exprimer la colère d’une manière sûre et bienveillante, lui donner le droit d’exister. Nous devons à tout prix éviter de “mettre de l’huile sur le feu”, d’alimenter des fantaisies de vengeances, d’entrainer les expressions négatives de cette émotion. Difficile équilibre: comme toujours, le corps d’énergie est mon guide dans ce processus, et c’est dans la méditation formelle que je peux garder le meilleur contact avec cet aspect important de l’expérience.
Voici l’idée: après m’être établi dans ma posture et au contact du corps d’énergie, j’invoque le sens d’une divinité bienveillante (Guanyin, la Vierge Marie, Mère Nature, Jésus, un Esprit de la Forêt… Ou tout simplement une personne que j’ai connue et qui signifie beaucoup pour moi). Je prends le temps de développer un sens de dévotion, de respect, et/ou d’intimité. Souvent, je m’aide d’une prière: “prends pitié”. Je prends le temps d’ouvrir mon coeur: cette divinité ou personne peut tout sentir, et accepte tout. Je sens son regard sur moi, dans le plus profond de mon être; je sens ses mains sur mes épaules; je sens — qui sait? — son parfum, le contact de ses cheveux avec ma joue, le va-et-vient de son souffle dans mon cou… J’explore, je laisse un sens profond de respect mutuel, d’extrême intimité et d’acceptation se développer. Puis j’invoque la colère. Ma respiration devient plus hachée, je “pompe” avec mes bras pour faire monter l’émotion, l’énergie, du plus profond de mon être, là où elle s’est réfugiée. Je suis attentif à sa présence dans le corps d’énergie: peut-être des nœuds dans la poitrine, une sensation visqueuse et noire dans la gorge… J’observe, je pompe, je laisse se développer, sans me laisser emporter.
Puis j’offre. Je tends mes mains, ou j’avance cette poitrine pleine de l’énergie de la colère, et j’offre cette énergie à cette divinité, j’en fait un cadeau: regarde, bien aimé, ceci est mon plus grand secret, je cache ces énergies depuis des décennies, ceci fait partie des courants les plus fondamentaux de mon être, et je te l’offre. Ceci est à toi, fais-en ce que tu veux. Comme signe de mon infini respect, de ma dévotion, je t’offre la partie la plus intime de mon être, que je cache à ceux qui me sont le plus cher, que moi-même n’ose regarder.
Ce qu’il se passe ensuite est personnel, dépend du moment, et doit être abordé avec intuition. Peut-être que la divinité ou la personne me remercie. Ou elle me regarde, pleine d’amour et de compassion pour le fait que je balade cet amas avec moi depuis tant d’années. Ou la colère devient lumineuse, lisse, belle, une énergie de vie. Peu importe, mais dans mon expérience, lorsque ce climat de dévotion et bienveillance a été développé, le mouvement est toujours dans la direction de l’amour, de l’acceptation, de la beauté.
J’aime prendre le temps à la fin de la méditation pour remercier la divinité ou la personne, confirmer mon offrande, et apprécier le mystère de ce processus, le mystère de ces émotions que l’on croit connaître, mais qui nous échappent, et la beauté sans cesse renouvelée de cette vie, de ce corps.
Une Remarque Importante: L’Importance de l’Attitude et de l’Intention
Avant de nous quitter, j’aimerais encore souligner un point crucial dans ce type de méditation: il est absolument essentiel d’approcher ces pratiques sans attacher d’importance aux résultats. Un résultat possible est une diminution de l’intensité de la colère, ou une diminution de la souffrance qui en résulte. Mais vouloir ce résultat va probablement l’empêcher.
Pourquoi? Une manière d’analyser l’effet de ces pratiques est d’utiliser le modèle bouddhiste des trois poisons: l’ignorance, l’attachement et l’aversion. Pour simplifier, lorsque nous ressentons de la souffrance, nous ressentons de l’aversion pour cette souffrance, et de l’attachement pour l’absence de souffrance. Cette aversion est en elle-même inconfortable, et soutient la souffrance initiale, lui permet d’exister, de perdurer. C’est l’ignorance de ce processus qui nous maintient dans le Samsara.
Ces pratiques fonctionnent par action sur l’aversion: vient ma douleur, vient ma colère, je t’accepte, tu as le droit d’exister. Une conséquence possible de cette acceptation est une diminution ou transformation de cette douleur… Mais vouloir sa disparition via l’acceptation est impossible: “viens vers moi, je t’accepte, tu as le droit d’exister… mais après casses-toi!”.
C’est pour cela qu’il est beaucoup plus juste d’approcher ces pratiques comme une exploration, une familiarisation avec des émotions qui ont leur volonté propre, leur indépendance. Aller chercher la beauté dans la douleur, plutôt que l’absence de douleur. Devenir plus intimes, plutôt que d’éviter le contact.
Post-Scriptum: Effets
Après quelques semaines de cette pratique, je peux voir ses effets dans mon comportement quotidien. Lors de petites frustrations (un conducteur agressif, quelqu’un manquant de respect…), je remarque l’apparition de la colère et, immédiatement, une réaction automatique d’essayer de transformer cette colère en compassion — du fait de l’importance de diverses formes de méditation sur l’amour altruiste dans ma pratique. La nouvelle pratique présentée ici me permet d’arrêter cette réaction, et d’autoriser la colère à être là, pour enfin l’offrir au divin. Deux réactions intérieurement très différentes, deux réactions habiles, deux réactions conduisant à une non-réaction, ou une réaction bienveillante. La nouveauté, c’est que j’ai le choix, que j’ai à nouveau la liberté de choisir comment réagir, ce qui n’était plus le cas (à ma surprise!) après des mois à pratiquer la compassion.
Un second effet sensible est comment mon orientation dans la vie quotidienne s’est réorienté d’une recherche de la transcendance — un mode d’être plutôt aérien — vers un mode d’être plus présent, plus terreux 1. J’ai à nouveau plus de motivation à agir dans le monde, à entreprendre des activités physiques. Cela a aussi eu un effet radical dans mes goûts musicaux: alors que je n’écoutais depuis quelques semaines plus que de la musique religieuse, j’ai eu maintenant l’envie de me faire emporter par du flamenco (une musique que j’ai beaucoup écouté, mais mise de côté il y a quelque temps). Encore une fois, un mouvement depuis l’aérien, le parfait, le calme de l’extase, vers le terrestre, le rugueux, le fougueux. Deux beautés complémentaires, deux manières de voir le monde qui se valent et se balancent.
Personnellement, cette pratique a l’air de m’aider à éviter ce qui est parfois appelé la “dérive spirituelle” (spiritual bypassing), la tendance de la pratique spirituelle à détourner de certains problèmes, à éviter de faire face2. Cela semble être là où ma pratique était arrivée: une réaction automatique d’évitement de la colère via la compassion, sans prendre le temps de (re)connaitre cette colère. Cette expérience montre la nécessité d’être attentif et réactif, fluide dans sa pratique, mais aussi la possibilité de pratiquer d’une manière qui évite cet écueil. Naviguer, corriger le cours, et, surtout, apprécier la beauté de ce voyage encore plus que de se focaliser sur le “but”.
Post-Post-Scriptum: Lien avec d’Autres Traditions
Cette pratique a des similitudes avec certains modes de prière, comme par exemple Jacques Gauthier qui nous dit que “L’humble prière donne l’audace d’accueillir les blessures et les faiblesses comme une grâce, de communier à l’amour de Dieu qui s’abaisse pour élever le pécheur.”
Crédit Photo: Christopher Burns via Unsplash
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pardonnez l’usage non expliqué du vocabulaire des quatres éléments ici. J’espère pouvoir parler un peu plus de la signification de ce modèle pour moi dans un prochain post. ↩︎
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de manière intéressante, ce mot est souvent utilisé pour dénigrer la spiritualité en comparaison avec les psychothérapies, par des personnes promptes à réduire tous les états d’esprits à une explication via l’enfance, les traumatismes et les conditionnements, rejetant le sacré au niveau d’illusion, voire de mensonge à soi-même: ce que l’on pourrait appeler une “dérive psychothérapeutique”. L’équilibre, encore et toujours! ↩︎
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