Sans Mort, pas de Beauté
Par Aftoprokroústês
- 10 minutes de lecture - 1972 motsDans le Bouddhisme, se rappeler l’inévitabilité de la mort est considéré comme vital. C’est cette conscience qui supporte le Saṃvega, le sens de choc et d’urgence à pratiquer qui permet de suivre la discipline du Dhamma. Il me semble cependant que d’avoir à l’esprit l’inévitabilité de la mort amène bien plus qu’une peur de ne pas avoir le temps d’atteindre la libération: sans conscience de la mort, la vie perd de son relief et de sa beauté. En plus d’une réflexion sur ce thème, cet article présente une méditation de la tradition tibétaine, à ma connaissance pour la première fois traduite en français.
Ce Qui Est Rare Est Précieux
Récemment, un membre de ma famille a appris, de manière inattendue, qu’il était atteint d’une maladie incurable. Si la thérapie fonctionne, les médecins estiment que sa vie pourrait finir dans 1 à 2 ans; beaucoup plus tôt sinon. Vous pouvez assurément imaginer le choc que cela a représenté pour lui et la famille, et la tristesse et la douleur qui ont accompagné cette nouvelle. Pourtant, il y a un “mais”. Sans minimiser la douleur ni la tristesse, cette nouvelle a donné une nouvelle dimension à notre temps ensemble. Si, avant, nous étions prompts à repousser les activités communes pour une raison ou une autre (travail urgent, fatigue, mauvais temps…), nous avons maintenant tendance à plutôt essayer de faire du temps pour ces activités. Même la personne malade, plutôt que de rester assise à se lamenter, a gagné une nouvelle résistance aux petites contrariétés qui peuvent gâcher les beaux moments. Je l’ai récemment surpris à jouer avec nos deux enfants, avec cris et rires tonitruants, sans se préoccuper comme je m’y attendais ni du bruit, ni de casser quelque chose.
En somme, oui, cette situation est difficile, triste et éprouvante. Mais c’est aussi un cadeau. Elle rend chaque moment précieux. De la même manière qu’un enfant qui peut manger autant de sucreries qu’il veut n’en retire plus de joie, c’est la finitude de la vie qui la rend belle. Sans la conscience de la fin, nous sommes incités à repousser les beaux moments, à choisir la facilité. Je n’ai personnellement jamais été attiré par les promesses d’immortalité, sans pouvoir vraiment expliquer pourquoi. Je sens maintenant que cela est lié à l’absurdité de ce rêve: dans une vie sans fin, soit aucun moment n’est précieux (si tout est immortel), soit le poids du deuil surpasse la beauté de tout ce que nous vivons (si nous survivons à tout).
Il y a un parallèle saisissant entre cette intuition et les 6 plans d’existence du bouddhisme. Dans le bouddhisme, il y a la théorie de 6 plans d’existence, organisés des plus bas, correspondant aux enfers, jusqu’aux plus hauts, correspondant aux mondes des Devas. Au milieu sont les deux plans des animaux et des humains. Les mondes des Devas (divinités) sont décrits de manière très attractive: leur espérance de vie est tellement longue que l’on pourrait l’appeler infinie depuis notre perspective; les maladies sont inconnues; les plaisirs des sens sont omniprésents. Cependant, c’est la naissance dans le plan des humains qui est considérée comme la plus favorable. Pourquoi? Parce que, si les plans inférieurs contiennent trop de souffrance pour pouvoir pratiquer les enseignements du Bouddha, les plans supérieurs n’en contiennent pas assez: sans sens d’urgence, les Devas manquent de motivation à pratiquer, et sont donc destinés à renaître un jour, aussi lointain soit-il, dans un monde inférieur. C’est notre condition humaine, sujette à la maladie, au désespoir et à la mort, qui nous permet de suivre la discipline du Bouddha pour atteindre l’éveil, Nibbana, l’absence de renaissance, la libération totale de Dukkha, la souffrance.
Cependant, pour beaucoup d’occidentaux (même attirés par le Bouddhisme), le but classique du Bouddhisme (en particulier Theravada) de pratiquer pour s’échapper le plus vite possible de Samsara, le cycle des renaissances, semble étrange ou peu attractif. Même dans ce cas, avoir conscience de la mort est extrêmement bénéfique. Cela peut donner du relief à cette vie, nous aider à en apprécier la beauté. Avec un peu de pratique, même nos souffrances, notre Dukkha, prend un caractère sacré, précieux, nécessaire. La suite de cet article offre un exemple de pratique pour progresser dans cette direction.
Maraṇasati, la conscience de la mort
Dans le Bouddhisme, Maraṇasati (Conscience de la Mort) désigne un groupe de pratique visant à garder à l’esprit l’inévitabilité de la mort. Cela paraît étrange: tout le monde sait que la mort est inévitable, non?
Le problème de beaucoup de nous est que nous arrivons à reléguer cette conscience au niveau intellectuel seulement, au point où elle ne peut plus avoir d’effet sur notre manière d’être et de ressentir. Aller “au contact” de ce fait, le reconnaître avec tout notre être (toute la cita), c’est se forcer d’être au contact avec dukkha, avec l’impermanence, le mystère de cette vie dont la seule certitude est qu’elle va finir.
Comme je l’ai déjà mentionné, bien que le but initial de ces pratiques soit de renforcer le samvega, cette urgence de pratiquer pour enfin quitter le samsara, ne pas renaître, mon expérience est que ces pratiques peuvent amener à une libération partielle, mais immédiate, à un sens agrandi de la beauté du monde, à une ouverture du cœur.
Il y a différentes variantes de cette pratique, certaines mentionnées dans des Suttas centraux du canon pali, tels le Satipatthana Sutta (ou Discours sur l’Établissement de l’Attention). Une que je trouve très utile, cependant, a été proposée au XIe siècle par le sage Atisha Dipamkara Shrijnana. Cette pratique est connue comme “les 9 contemplations d’Atisha”, et ne semble pas, d’après mes recherches, être disponible en français (du moins pas dans une version disponible librement sur internet). Ce que je vous propose donc ici est une traduction de ma part, à partir d’un texte anglais.
Cette pratique est une série de 9 faits à contempler, organisés en trois groupes de trois:
- les trois premières traitent de l’innévitabilité de la mort
- les trois suivantes traitent de l’impossibilité de prédire le moment ou la manière de mourir
- les trois dernières, enfin, traitent des conséquences de ces faits sur notre relation au monde
Ces contemplations ont été proposées dans un contexte bouddhiste, avec un modèle clair de ce que signifie “mourir”. Je considère, cependant, qu’en tant qu’occidental et chercheur spirituel, il serait absurde de fixer la signification de la mort, soit en acceptant le modèle bouddhiste sans réflexion, soit en restant bloqué dans la conception matérialiste de “fin de tout”. C’est pourquoi je propose à la fin trois contemplations supplémentaires, adaptées à notre temps et culture, ouvrant le champ des interprétations possibles. Dans mon expérience, changer la signification de “la mort”, ou du moins ouvrir le champ des ontologies possibles peut avoir un effet incroyable sur le pouvoir libérateur de toute la pratique1.
Les 9 Contemplations d’Atisha: le Texte
1 La mort est inévitable. Personne n’en est exempt.
En gardant cette pensée à l’esprit, je réside dans la respiration.
2 Notre durée de vie ne cesse de diminuer. Chaque respiration nous rapproche de la mort.
En gardant cette pensée à l’esprit, je me plonge profondément dans sa vérité.
3 La mort viendra en effet, que nous y soyons préparés ou non.
En gardant cette pensée à l’esprit, j’entre pleinement dans le corps de la vie.
4 L’espérance de vie humaine est incertaine. La mort peut survenir à tout moment.
En gardant cette pensée à l’esprit, je suis attentif à chaque instant.
5 Les causes de la mort sont nombreuses - même les habitudes, les désirs et les accidents sont des causes possibles.
En gardant cette pensée à l’esprit, je considère les possibilités infinies.
6 Le corps humain est fragile et vulnérable. Notre vie ne tient qu’à un souffle.
En gardant cette pensée à l’esprit, je porte attention à mon inspiration et à mon expiration.
7 Au moment de la mort, les ressources matérielles ne nous sont d’aucune utilité.
En gardant cette pensée à l’esprit, je m’investis de tout cœur dans la pratique.
8 Nos proches ne peuvent nous préserver de la mort. Il est impossible de retarder son avènement.
En gardant cette pensée à l’esprit, je pratique l’absence d’attachement.
9 Notre corps ne peut pas nous aider au moment de la mort. Lui aussi sera perdu à ce moment-là.
En gardant cette pensée à l’esprit, j’apprends à lâcher prise.
Et voici la nouvelle série que je vous propose d’ajouter:
10 Déjà maintenant, mon corps absorbe la matière environnante et redonne de ses parties. Mes pensées, sensations, émotions sont différentes à chaque instant. Chaque instant est l’occasion d’une mort et d’une naissance.
Contemplant l’impermanence des 5 agrégats, je réalise la vacuité du moi.
11 Personne peut dire avec certitude ce qu’il se passe au moment de la mort.
Considérant les possibilités infinies, je me libère des idées préconçues.
12 Fin de tout, renouveau ou nouveau départ, il est impossible de savoir ce qu’il advient après la mort.
Abandonnant le besoin de savoir, je savoure la beauté du mystère.
Pratiquer les 9 Contemplations d’Atisha
Je n’ai malheureusement pas pu trouver de description de la manière traditionnelle de pratiquer cette méditation. Différentes personnes semblent les pratiquer différemment, et voici différentes possibilités :
- certains aiment simplement lire le texte, d’une traite, et rester attentifs aux résonances, prennant le temps de ressentir ses effets
- un autre extrême, que je pratique de temps en temps, est d’allouer du temps (j’aime 3 minutes), ou un nombre de respirations mesurées avec un chapelet, à chaque contemplation. Je répète le texte aussi souvent que nécessaire, en ayant une préférence pour rester avec le sens plutôt que de marteler les mots. Là encore, une conscience du corps d’énergie et des effets des phrases est essentielle
- finalement, ce que je pratique le plus est une manière plus fluide de pratiquer, passant autant de temps que nécessaire sur chaque phrase, sautant des étapes, revenant en arrière, suivant la direction qui semble la plus fructueuse dans le moment, à nouveau en se basant sur la conscience du corps d’énergie
- Vous pouvez aussi expérimenter avec la manière d’utiliser les phrases. Par exemple, plutôt que de les marteler mentalement, essayez de ne “prononcer” qu’un mot… ou même de vous arrêter à l’intention de dire la phrase, et juste observer l’effet de cette intention sur le corps d’énergie. Souvent, ces manières plus légères aident les sens des phrases à se développer pleinement; marteler les mots, au contraire, peut avoir l’effet de fixer le sens, de retirer du mystère.
- Enfin, rien ne vous oblige à énumérer les phrases une à une: toutes ces phrases ne sont au final qu’un aspect du même phénomène. Pouvez vous essayer de garder le sens de deux, voire trois phrases en tête en même temps? Par exemple: chaque respiration me rapproche de la mort / la mort peut survenir à tout moment / nul ne peut savoir ce qu’il se passe au moment de la mort. Cette manière de pratiquer met potentiellement en lumière des fixations apparaissant avec certaines phrases. J’ ai entre autres remarqué que la contemplation “chaque respiration me rapproche de la mort” tend à générer l’idée que l’instant de ma mort est préétabli, que le nombre de respirations restantes est déjà fixé. Ajouter l’idée que l’instant de ma mort est incertain aide à dissoudre cet effet, à ouvrir un peu plus le sens du mystère.
Je vous encourage à essayer ces options, ou d’autres qui pourraient naturellement vous venir. Je suis sûr que vous serez surpris de la puissance de ces quelques phrases évidentes.
(Credit Photo: Kevin Andre via Unsplash)
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Ces contemplations sont un bon exemple de ce que Rob Burbea appelle la dynamique eros-psyche-logos: en agissant sur le logos de la mort, en ouvrant ou changeant son ontologie, des changements sont perceptibles à la fois dans la Psyche, et dans l’Eros relativement à la vie, à la mort ou au sacré. ↩︎
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