Qu'est-ce que l'imaginal?
Par Aftoprokroústês
- 13 minutes de lecture - 2690 motsLa méditation imaginale, principalement dans la forme introduite par Rob Burbea, est au centre de ma pratique quotidienne et, de ce fait, au centre de ce blog. Ce post vise à servir de référence pour les lecteurs qui ne seraient pas encore familiers de ces pratiques, afin d’éviter autant que possible les malentendus à la lecture des posts y ayant trait.
Qu’est-ce Que l’Imaginal et la Méditation Imaginale?
“Imaginal” est un terme proposé par Henri Corbin pour décrire les pratiques des mystiques soufis. Il décrit le “monde imaginal”, ou “Mundus Imaginalis”, comme le monde intermédiaire entre le monde physique et le monde des idées. Des idées similaires sont présentes chez des penseurs de toutes les religions. En particulier, les textes des mystiques chrétiens, le bouddhisme Vajrayana ou la psychanalyse jungienne y sont liés.
Qu’est-ce que ce monde imaginal, donc? Il s’agit (suivant Rob Burbea), de l’univers des phénomènes résultant d’une certaine manière d’utiliser l’imagination. Cette manière d’utiliser l’imagination va être développée tout au long de cet article, mais pour commencer, nous allons poser les bases suivantes:
- Il s’agit d’une utilisation de l’imagination qui donne aux images une certaine autonomie, qui les autorise à “être”, indépendamment du sujet imaginant.
- En lien avec cette autonomie, cette manière d’imaginer évite de fixer le sens de l’image: une image n’est jamais que une mémoire transformée du jour précédent, ni que un symbole d’une émotion, ni que une forme prise par le divin pour communiquer avec le méditant, etc. Notez les ”que”: toutes ces interprétations peuvent être valides et ne doivent pas être rejetées; mais fixer l’interprétation aura souvent pour conséquence de bloquer le développement de l’expérience, de la canaliser plus que nécessaire.
- Enfin, au contraire d’une rêverie, le méditant s’efforce de rester au contact avec le corps d’énergie, au point que l’on pourrait dire qu’il s’agit d’une imagination incorporée, à travers le corps: la frontière entre sensations et images est floue et malléable.
Enfin, avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaite rappeler que ce post ne peut être qu’une très brève introduction. Rob Burbea a enregistré des centaines d’heures d’explications, dans lesquelles il développe sa théorie et ses conseils pratiques, répond à des questions. Vous pouvez trouver les transcriptions et les liens vers l’audio ici (en).
Un Exercice Pour l’Imagination
Avant d’aller plus loin, je vous propose un court exercice, afin de répondre tout de suite aux doutes pouvant apparaitre: “je n’ai pas d’images”, “je ne comprends pas comment une image peut avoir de l’autonomie”, etc.
Voici l’exercice: imaginez une pomme. Quelle est sa couleur? Croquez dedans. Est-ce une pomme plutôt croquante, ou molle? Un peu de jus coule le long de votre joue. Quelle est sa température? Vous mâchez quelques instants, puis vous avalez. Quel goût a-t-elle? Sucré, acide?
Il est fort probable que vous ayez réussi cet exercice. Il est possible que les sensations n’aient pas été très claires, que vous ayez hésité, par exemple, sur la couleur, mais je doute qu’il ne se soit rien passé. Ce qui m’intéresse ici est la réponse à mes questions: je ne vous ai pas dit d’imaginer une pomme sucrée ni acidulée, mais je suis sûr que la pomme que vous avez imaginée avait un goût particulier. Vous venez de prendre conscience d’une forme simple d’autonomie de l’image: un aspect perceptible qui n’est pas consciemment créé.
Une Première Expérience Imaginale
Nous sommes maintenant prêts à passer à une pratique plus méditative, qui nous sera utile comme tremplin vers le “totalement imaginal”. Loin d’être un exercice ponctuel, cet ensemble de pratiques est un élément central de ma pratique quotidienne. Je découvre régulièrement de nouvelles ouvertures, de nouvelles manières de l’approcher, de nouvelles portes menant à d’autres territoires.
Pour cette méditation, nous allons partir de la formule classique de la méditation sur l’amour altruiste, puis lentement introduire l’imagination, pour enfin quitter la méditation de développement pour entrer dans l’imaginal. Prenez du temps avec cette pratique. Ces instructions résument le parcours qui m’a amené à l’imaginal depuis metta (qui était ma pratique de base pendant plusieurs mois avant de commencer d’explorer l’imaginal), sur une période de quelques mois de pratique quotidienne. Chaque étape est une pratique en tant que telle, et il n’y a pas de hiérarchie: une pratique venant plus tard dans la succession n’est pas “supérieure” ou “plus raffinée”, mais juste “plus imaginale”. La seule raison pour cette succession est qu’il semble que nous, occidentaux rationnels, ayons plus de facilité avec les pratiques venant plus tôt dans cette succession qu’avec celles venant après.
Première Étape: Metta Bhavana
Metta Bhavana, ou “développement de la bienveillance”, est une pratique visant à cultiver une attitude bienveillante envers tous les êtres (metta en pali). La forme la plus classique consiste à prendre du temps pour développer une intention altruiste avec les catégories suivantes de personnes, à tour de rôle:
- soi-même
- un être cher (un(e) ami(e), un(e) membre de la famille…)
- une personne neutre (la caissière du supermarché par exemple)
- une personne difficile (quelqu’un avec qui l’on s’est fâché récemment par exemple. Cela pourrait être l’être cher de la veille!)
- tous les êtres
La méthode classique est, pour chaque personne, de prendre le temps d’invoquer sa présence à l’esprit, puis de répéter une phrase, par exemple: “Puisses-tu être en paix. Puisses-tu être libre de souffrance. Puisses-tu être heureux/heureuse”.
Avec ces instructions, il y a le risque de simplement répéter bêtement les phrases, sans grand effet. C’est pourquoi il est important de prendre son temps, de rester avec chaque catégorie aussi longtemps que nécessaire, et de faire preuve de finesse. Faire “preuve de finesse”, pour moi, signifie rester attentif au corps d’énergie, et détecter les effets des phrases sur celui-ci (souvent plus facilement détectables dans la région du cœur, mais pas forcément). En particulier, il y a mille manières possibles de répéter ces phrases: rapidement, lentement; en ne prononçant que “paix”, “libre”, “heureux”; en ayant simplement l’intention de prononcer la phrase… Je vous encourage, comme toujours, à jouer, à expérimenter. Le plus efficace va varier de session en session, ou même de minute en minute, et c’est cette sensibilité, tout autant que la bienveillance proprement dite, que cette pratique aide à développer. Il y aura des sessions remplies de feux d’artifices; il y aura des sessions laborieuses où rien ne se passe.
Avant de passer à la suite, je vous encourage aussi à pratiquer avec les inconnus que vous croisez dans la rue: dans les bouchons, dans la queue du supermarché, au parc: “puisses-tu être en paix. Puisses-tu être libre de souffrance. Puisses-tu être heureux”.
Deuxième Étape: Metta Bhavana Supporté Par l’Imagination
Dans la pratique précédente, nous avons limité l’usage de l’imagination à “l’invocation” du sujet recevant metta. Maintenant, je vous propose d’utiliser l’imagination plus activement pour “envoyer” metta. Les possibilités sont infinies, et incluent des pratiques comme Tonglen (“envoyer et recevoir”), ou visualiser une énergie d’amour irradiant tout depuis le cœur… Mais dans le cadre de notre progression, je vous propose de prendre un peu de temps pour trouver un personnage représentant pour vous la capacité de bienveillance et de compassion. Cela peut être une figure d’une tradition religieuse (Guanyin, la Vierge Marie…), un personnage historique (par exemple Gandhi), un personnage d’un film ou d’un livre… Peu importe, du moment que ce personnage est vivant pour vous.
Prenez le temps d’invoquer la présence de ce personnage, tout en étant sensible au corps d’énergie. Essayez de sentir sa présence, de sentir son regard, de sentir sa compassion. Peut être voulez-vous imaginer sa main sur votre épaule; peut-être sa main, ou son regard, est le seul aspect de ce personnage que vous ressentez. Expérimentez, ne vous souciez pas de clarté, mais laissez-vous plutôt guider par votre corps d’énergie, pour trouver ce qui amène à une ouverture. Parfois, c’est d’imaginer le personnage tout près, son sourire à quelques centimètres de notre visage, son souffle se mêlant au nôtre; parfois, c’est de l’imaginer de proportions gigantesques, son regard nous provenant du plus haut du ciel, englobant toute la terre et tous les êtres. Ne vous inquiétez pas si l’image manque de stabilité, si vous ne pouvez pas soutenir ce sens plus de quelques secondes.
Une fois que vous êtes confortables, vous pouvez invoquer la présence des sujets recevant metta, et expérimenter.
Troisième Étape: Ouverture Imaginale
Ça y est, vous êtes à l’aise? Maintenant, oubliez metta. Barbotez dans le regard de votre bien-aimé(e), laissez l’image gagner en autonomie. Le personnage va peut-être sourire, ou se mettre à vous dévorer les entrailles, ou se lever. Vous-même pouvez essayer d’ouvrir les bras, de vous prosterner, et observer les résonances dans le corps d’énergie et les réactions de l’être. Priez1. Nous entrons maintenant dans le champ de l’expérimentation, sans but. Soyez juste sûr de garder le contact avec le corps d’énergie, et utilisez cela pour vous orienter, plutôt que des idées sur ce qui représente une “bonne” ou “mauvaise” image.
Et Maintenant?
Bonne question: que faire maintenant? La beauté de cette pratique est aussi sa difficulté: il n’y a pas de but, pas de processus, c’est l’exploration pure. J’aurais le temps d’approfondir cela sur ce blog. Ce qui semble important, c’est de prendre le temps, de “mariner” dans les images, de les laisser s’exprimer à travers nous; de les laisser nous transformer comme elles l’entendent. En ce sens, j’aime beaucoup cette formule de Jean Gagliardi, dont la méthode d’”écoute intérieure des rêves” est très proche de la méditation imaginale: “plutôt que travailler les rêves pour en extraire un sens, comme on viole la terre pour en extraire du minerai, je propose que nous nous laissions travailler par les rêves comme le rocher est sculpté patiemment par les vagues de la mer”
Explorez, allez au contact, et laissez vous sculpter.
Aspects de l’Imaginal
Avant de nous quitter, je vous propose quelques considérations théoriques, qui m’ont été utiles dans ma navigation de l’imaginal jusqu’à maintenant. Le crédit pour la découverte et la formulation de ces points reviennent, encore une fois, à Rob Burbea. Ce qui suit n’est qu’une sélection des aspects qui m’ont semblé le plus utile; Rob Burbea a une liste de 28 aspects qu’il considère essentiels.
Multiplicité, Personnalité
Un résultat d’autres types de méditation est une sensation d’unité, d’absolue uniformité: avec la pratique, le méditant apprend à voir tout comme conscience, ou tout comme amour. Ces pratiques contiennent beaucoup de beauté et sont très utiles, mais la direction prise par l’imaginal est différente. Dans l’imaginal, en effet, l’image va retenir son individualité, sa personnalité. Lorsque nous nous représentons la Vierge Marie, par exemple, nous n’en faisons pas juste une représentation de l’amour universel. Au contraire, nous la laissons avoir sa personnalité, à la fois à travers la tradition (c’est la mère de dieux, qui laisse son fils se sacrifier pour le bien de l’humanité, etc.), et à travers les développements méditatifs dans le moment. Rob Burbea met beaucoup d’emphase sur ce point, en particulier parce que la culture spirituelle actuelle adore l’unité. Il nous encourage à pratiquer les deux, à ne pas rejeter l’un ni l’autre.
L’Amour
Les images transmettent très souvent un sens d’amour; ce sens peut cependant être surprenant. Rob Burbea mentionne par exemple souvent des images d’êtres dévorant les entrailles du méditant — j’ai moi même eu de telles images — qui pourtant, d’une certaine manière, transmettent de l’amour, et ont l’air de “soigner”, d’aider.
La Dynamique Eros-Psyche-Logos
Terme barbare, qui parle peu à qui n’a pas encore beaucoup d’expérience avec l’imaginal, le concept de dynamique Eros-Psyche-Logos se révèle être extrêmement utile pour approfondir le caractère imaginal d’une image. C’est pourquoi je pense que ce concept a sa place dans un article introductif, même si une exploration de ce concept nécessite à la fois quelque expérience avec l’imaginal, et beaucoup plus de place.
L’Eros, ici, est un désir de plus, un désir d’union, une attraction totale pour un objet (ici l’image), que Rob Burbea appelle “l’objet érotique”. Cet Eros n’est pas nécessairement sexuel (bien que cela ne soit pas exclu), et peut prendre beaucoup de formes. C’est un sentiment apparaissant naturellement avec la pratique.
La Psyche sont les émotions, images, sentiments qui apparaissent, les souvenirs, l’état d’esprit.
Le Logos désigne les idées, les modèles conceptuels que nous tenons. Ils peuvent être de diverses natures: par exemple, “Marie est la mère de Dieu” est un Logos appliqué à la forme de cette femme, à l’image elle même. Dans mon récent article traitant de mort et beauté, je propose trois contemplations ayant pour but de jouer avec le Logos associé à la mort. Enfin, tout méditant a un Logos, une conception de ce qu’est la méditation, de ce qu’est le but (ou l’absence de but), etc.
La dynamique Eros-Psyche-Logos est le fait que ces éléments s’influencent mutuellement. Pour reprendre l’exemple de mon article sur la mort, en changeant le Logos de la mort, une forme d’Eros ou une autre peut apparaitre; vivre cet Eros, baigner dedans va avoir des effets profonds sur la Psyche. Inversement, l’état de la Psyche, par exemple un deuil traumatique, va influencer la résonance du même Logos et sa capacité à générer de l’Eros.
Pourquoi est-ce que cette dynamique est importante? Elle nous donne trois leviers pour naviguer, pour influencer le déroulement de la méditation. Si nous remarquons de l’Eros, par exemple, nous pouvons baigner dedans, mariner, le vivre, ce qui va souvent l’amplifier. Cette amplification de l’Eros va parfois révéler de nouvelles manières de voir l’objet de la méditation, de nouveaux Logos. En passant à la considération de ces Logos, des effets pourront être percus sur la Psyche, ou en retour sur l’Eros… Il s’agit d’une carte, d’une aide.
La Voie du Milieu de l’Imaginal
Cela devrait transparaître de la description ci-dessus, mais il est bon de pointer cet aspect explicitement: une image n’est ni complètement “inventée”, ni complètement indépendante du méditant. C’est ce que Rob Burbea appelle “la voie du milieu de l’imaginal”.
Ce concept (ce Logos!) aide à éviter deux écueils: le premier serait de considérer que ce n’est que de l’invention, du pipeau, et de la sorte ne pas être capable de pénétrer le monde imaginal. L’autre serait de considérer les images comme des esprits à l’existence indépendante, avec lesquels nous prendrions contact. Tomber dans cet extrême retire un part de liberté, la liberté d’agir sur l’image, de volontairement la manipuler pour examiner l’influence de ces manipulations sur les résonances de l’image dans le corps d’énergie.
Le Sens de Devoir
Lorsque l’on passe du temps au contact des images, peut apparaître un sens de devoir, un sens d’être un véhicule pour l’expression de l’image. Il y a le sens que cette image n’est ni nous, ni séparée de nous (la voie du milieu), et n’a que nous comme mode d’action dans le monde physique.
L’action demandée peut ne pas être très claire, et est rarement une traduction littérale de l’image (il y a peu de chance qu’il soit approprié de s’engager dans l’armée après avoir eu l’image d’un guerrier, par exemple), mais il est utile d’être à l’écoute, et de prendre le temps de “laisser les images (ou mieux: le divin) s’exprimer à travers nous”.
La Foi
Ce mot est de moi, Rob Burbea utilise plutôt la “confiance” (trust), mais je suis persuadé que ce sens est à mettre en parallèle avec la foi dont parlent les mystiques chrétiens2. Il s’agit du sens que, même si nous ne comprenons pas vraiment d’où viennent ces images, ce qu’elles représentent et ce qu’elles veulent de nous, il es approprié de les écouter, de se laisser transformer, sculpter, guider, même si la direction nous échappe. Notez que je ne vous demande pas de croire, de vous laisser guider par des basses pulsions, que sais-je: je mentionne plutôt que cette foi a tendance à émerger, et si elle le fait, je vous encourage à y porter attention et à l’explorer.
Crédit Photo: Johannes Plenio via Unsplash
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j’utilise à dessein ce terme très connoté. La méditation imaginale a autant à voir avec ce que nous comprenons typiquement sous le terme “méditation” qu’avec certains modes de prière contemplative présents dans les religions du livre. J’espère pouvoir bientôt développer ce sujet dans un post. ↩︎
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un article est en préparation sur ce point, restez branchés! ↩︎
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